Palmes académiques, médailles de la police nationale ou du tourisme : la France compte environ soixante-dix décorations. La plus connue ? La Légion d’honneur, bien sûr, qui doit distinguer l’aristocratie républicaine. Censée refléter son époque, elle symbolise un système de privilèges qu’elle contribue à perpétuer en décorant de plus en plus de dirigeants d’affaires.

Devant l’Élysée, des barrières sont érigées. Après que nous avons (miraculeusement) franchi la première, la seconde nous reste hermétique : la sécurité veille à ne laisser entrer que les invités triés sur le volet. M. Bernard Arnault s’apprête à recevoir le titre de grand-croix de la Légion d’honneur, la plus haute distinction de l’ordre, des mains du président de la République Emmanuel Macron. Derrière la balustrade, deux gendarmes discutent. « Elon Musk est arrivé il y a dix minutes. Bernard Arnault et lui se sont écharpés pendant des années pour savoir qui était le plus riche, alors Musk est venu le narguer ! », s’amuse l’un d’eux. Trêve de plaisanterie. Le chef de la sécurité est catégorique : « Pas de presse ce soir. C’est un événement semi-privé. » Pendant qu’ils sortent leur carton d’invitation, quelques convives daignent répondre à une question : « Pourquoi Bernard Arnault est-il décoré ? » Un cadre de LVMH sourit : « Ce soir sont récompensés les services rendus, le travail, le rayonnement de la France. »

Le code de la Légion d’honneur dispose que, pour recevoir l’insigne, il convient de « justifier de services publics ou d’activités professionnelles d’une durée minimale de vingt années, assortis, dans l’un et l’autre cas, de mérites éminents ». Ou, à tout le moins, de « services exceptionnels nettement caractérisés ». Quatre médailles sur dix reviennent aujourd’hui à des civils — contre deux sur dix dans les années 1960. Parmi les récipiendaires entre 1995 et 2019, aux côtés de hauts fonctionnaires, d’artistes ou de scientifiques, on dénombre 21,3 % de cadres dirigeants du secteur privé (1). En 2023, un cinquième de ces décorés civils appartenaient au monde des affaires. M. Arnault compte parmi les médaillés de 2024. Parmi les 352 civils qui ont reçu la Légion d’honneur au 1er janvier de la même année, on compte M. Jean-Michel Darrois — avocat d’affaires qui a conseillé de nombreux grands groupes et participé à la campagne de M. Macron en 2017 — ou Mme Colette Lewiner, administratrice d’EDF et du groupe parapétrolier CGG, devenue grand officier, le deuxième grade le plus haut. « C’est comme un colonel qui passe général, confie-t-elle. Dans le petit monde des gens décorés, ça se sait, ça se voit. J’ai reçu beaucoup de félicitations, beaucoup d’invitations à déjeuner, à dîner, depuis. »

Sur les quarante présidents-directeurs généraux (PDG) des principales capitalisations boursières de la place de Paris (CAC 40), vingt-neuf ont reçu l’insigne. Quant au plus haut grade, la grand-croix, qui le mérite ? Entre 1804 et 2006, une écrasante majorité de militaires : au cours de cette période, seuls douze industriels, banquiers ou hommes d’affaires l’atteignent. Depuis 2007, treize personnalités y sont parvenues, soit davantage qu’en deux cent trois ans. En plus d’honorer le capitalisme, la Légion raconte son évolution. En 1990, le ministère de l’économie distinguait des chefs d’entreprise, des présidents de banque ; en 2021, il privilégie des associés de cabinets de conseil, des dirigeants de fonds d’investissement et de capital-risque. Le ministère de la défense ne décorait que des militaires ou presque en 1990 ; désormais, il distingue des cadres de l’armement ou de l’aéronautique.

Persistance des codes de la chevalerie

Non loin de l’Assemblée nationale et du Quai d’Orsay, dans le somptueux hôtel particulier qui héberge la Légion d’honneur depuis deux siècles, les murs du bureau du grand chancelier — restauré grâce aux largesses de la famille Dassault — affichent les portraits du premier et du dernier grand maître de l’ordre : Napoléon Bonaparte — gigantesque — et M. Macron. Le titre revient toujours au chef de l’État. « Il faut distinguer l’insigne et le fait d’être membre d’un ordre, explique l’occupant des lieux, le général François Lecointre. C’est bien dans cette idée que la Légion d’honneur a été créée, parce que c’était, au lendemain de la Révolution française, qui avait supprimé toute forme de distinction, le remplacement des ordres de chevalerie anciens fondés par les rois de France. »

Sous l’Ancien Régime, plusieurs ordres de chevalerie coexistent, comme celui de Saint-Louis, instauré par Louis XIV — qui requiert dix ans de services militaires et une preuve de baptême catholique, mais pas nécessairement de titre de noblesse. En août 1789, les révolutionnaires suppriment les ordres chevaleresques royaux, puis, en 1795, la Constitution de l’an III déclare que « nul ne peut porter des marques distinctives qui rappellent des fonctions antérieurement exercées ou des services rendus ». Le premier consul Bonaparte veut, lui, rassembler l’élite du pays. « Je défie qu’on me montre une république ancienne ou moderne dans laquelle il n’y a pas eu de distinctions, lance-t-il le 8 mai 1802 à un conseiller d’État sceptique. On appelle cela des “hochets”. Eh bien, c’est avec des hochets que l’on mène les hommes (2) ! » Le 19 mai, il crée la Légion d’honneur.

Son nom s’inspire de l’Antiquité romaine. Les soldats y étaient appelés « légionnaires », les honorati formaient une classe de fonctionnaires privilégiés. Le nouvel ordre opère une synthèse entre traditions et principes révolutionnaires. De l’accolade reçue par le décoré lors de la cérémonie aux grades — chevalier, officier, commandeur, grand officier et grand-croix —, les codes de la chevalerie demeurent. « Il s’agit de créer une nouvelle élite, mais au sens positif du terme, une élite de mérite, estime M. Tom Dutheil, conservateur adjoint du Musée de la Légion d’honneur. Avant, il y avait la noblesse. Là, vous aurez une élite d’exemplarité. »

En l’espace de deux siècles, près d’un million de personnes ont été admises dans l’ordre de la Légion d’honneur, « plus élevée des distinctions nationales », comme le proclame son code adopté en 1962 à l’initiative du général Charles de Gaulle. Le nombre de décorés en vie a considérablement baissé, de plus de 320 000 au début des années 1960 — dont beaucoup de soldats des deux guerres mondiales — à moins de 80 000 aujourd’hui. La tendance est désormais de restreindre les effectifs des promotions, en particulier civils, afin de revaloriser la décoration. Une réforme en ce sens est entrée en vigueur en 2018, à l’initiative de M. Macron. Le président Nicolas Sarkozy avait, lui, instauré la parité au sein des promotions civiles. Dès 2010, 49,9 % des décorés sont des femmes, contre 10,17 % en 1960 (3). Quant aux catégories socioprofessionnelles, le site de l’institution mentionne que « les promotions actuelles s’appliquent à mieux représenter le monde économique et à intégrer des chefs d’entreprise, des ingénieurs, des chercheurs, des techniciens, des professions libérales ou encore des acteurs de l’économie numérique ».

Faite chevalier en 2017 au sein du contingent du ministère de l’économie, Mme Pascale Dubois, alors directrice de la communication de l’équipementier aéronautique Safran, nous explique avoir fourni les pièces exigées l’année précédente. « Chaque année, une personne de la direction des relations institutionnelles est chargée de proposer des noms au président du groupe, qui tranche ensuite et contacte les candidats pour leur demander de constituer un dossier. » Deux autres ex-cadres de Safran décorées confirment la procédure. La pratique, qui tranche avec le discours de la grande chancellerie voulant que la Légion d’honneur ne se demande pas, se limite-t-elle aux groupes d’aéronautique ? « Je suis sûre que Bouygues fait la même chose, Total aussi », affirme Mme Dubois. Bouygues nous assure pourtant ne pas avoir de « politique établie en la matière », même s’il « semble être dans l’ordre naturel des choses que des collaborateurs ou des dirigeants du groupe ayant œuvré, dans le cadre de leur activité professionnelle, en faveur de l’intérêt général et du rayonnement de la France soient choisis par les pouvoirs publics pour être honorés par cette décoration ». TotalEnergies n’a pas répondu à nos questions.

Les dirigeants d’entreprise ou les cadres supérieurs peuvent compter sur la force de leur réseau. Avoir fréquenté une grande école parmi les plus prestigieuses accroît les chances de décoration. M. Sarkozy et ses gouvernements ont par ailleurs décoré nombre de financeurs de la campagne présidentielle de 2007. À Bercy, M. Macron avait su se montrer très généreux en médailles. En deux ans, il en a distribué près de quatre cents, dont de futurs soutiens de sa campagne présidentielle de 2017 ; des étoiles montantes de la « start-up nation », comme l’entrepreneur-phare des objets connectés Ludovic Le Moan ou le fondateur de BlaBlaCar Frédéric Mazzella.

« L’on compte [proportionnellement] plus de militaires, d’artistes, de fonctionnaires, moins d’ouvriers et d’employés que dans la population française », admettait en 2016 le général Jean-Louis Georgelin, grand chancelier d’alors. Cette inégalité flagrante remonte aux origines de la Légion d’honneur. À l’aube du XIXe siècle, les employés domestiques en sont exclus ; les dossiers disciplinaires de l’époque montrent que « toute fonction plus ou moins synonyme de domesticité est dégradante, au sens propre du terme ; en accepter une oblige à renoncer à porter la décoration (4) ». Sous le Second Empire, afin d’illustrer l’intérêt de Napoléon III pour la question du « paupérisme », la médaille des vieux serviteurs est créée, avant d’être transformée en 1886 en médaille d’honneur du travail, qui existe toujours.

« Une élite au service de l’intérêt général » ?

Un siècle et demi plus tard, la situation n’a pas beaucoup évolué. Présidente du mouvement de lutte contre la pauvreté ATD Quart Monde, Mme Marie-Aleth Grard en a fait l’amère expérience. Elle-même chevalier de la Légion d’honneur, elle a été approchée en 2019 pour intégrer le conseil de l’ordre. En son sein, elle n’a cessé de présenter des profils de bénévoles depuis vingt ou trente ans dans des associations engagées contre la pauvreté qui, « malgré une vie extrêmement difficile, n’hésitent pas à défendre les droits d’autres personnes en faisant du plaidoyer ». Des militants au parcours souvent haché, parfois sans emploi pendant plusieurs décennies mais constants dans leur engagement social. Pour l’heure, la présidente de l’association a essuyé un « taux de réussite de zéro ».

Interrogé sur la grande absence des classes populaires au sein de l’ordre, le général Lecointre met en avant les infirmiers et aides-soignants décorés en janvier 2021 au titre de la lutte contre le Covid-19. Sans préciser qu’ils ont tous été distingués… à titre posthume. Et, si M. Sarkozy a mis en place en 2008 un dispositif d’initiative citoyenne pour que cinquante personnes puissent proposer une décoration, afin de « multiplier les capteurs » et d’améliorer la « variété sociologique » des décorés, en 2015 seules dix-huit Légions d’honneur avaient été décernées à ce titre — il n’existe pas à notre connaissance de chiffres plus récents.

« Dans les critères de la vie associative, il faut qu’une personne ait eu des responsabilités de niveau national ou régional pour pouvoir commencer à imaginer être reçue dans l’ordre, avance le grand chancelier. Si vous êtes simple bénévole, je ne sais pas, d’Emmaüs, on n’ira pas étudier votre cas. On considère que vos services ne sont pas suffisamment éminents. » De même, le haut gradé estime qu’il n’y a pas de raison qu’un « simple » surveillant dans un lycée, un « patron du bistrot du coin », un ouvrier en usine ou une femme de ménage décroche cette distinction en raison de son travail : « Sauf Stakhanov, donc dans un régime totalitaire, l’apport d’un ouvrier est moins évident que l’apport du patron de l’entreprise ou du patron de la filière. Un simple ouvrier, du fait qu’il soit ouvrier, il n’y a aucune chance qu’il ait un jour la Légion d’honneur, c’est clair. »

Le grand chancelier décrit les médaillés comme « une élite au service de la société », qui ne doit pas « écraser les autres, les regarder de haut. La Légion d’honneur, elle, n’apporte aucun autre avantage que celui d’être honoré, d’être distingué ». Les adhérents de la Société des membres de la Légion d’honneur peuvent tout de même séjourner à prix préférentiel au château du Val, à Saint-Germain-en-Laye. Les descendantes de décorés jouissent aussi d’un accès exclusif à un collège et à un lycée, à Saint-Denis. Les chercheurs Stéphane Benveniste, Renaud Coulomb et Marc Sangnier ont par ailleurs établi une « différence de rendement boursier les sept jours qui suivent le décret de Légion d’honneur » remis à un dirigeant d’entreprise, avec « une valorisation boursière supérieure, jusqu’à 0,5 % » (5). Au XXIe siècle, la Bourse canonise les nouveaux saints de la République.

Maïlys Khider & Timothée de Rauglaudre

Journalistes

(1) Stéphane Benveniste, Renaud Coulomb et Marc Sangnier, « The (market) value of state honors », Aix-Marseille School of Economics, document de travail, janvier 2022.

(2) Anne de Chefdebien et Bertrand Galimard Flavigny, La Légion d’honneur. Un ordre au service de la nation, Gallimard, Paris, 2017.

(3) Jean-Louis Georgelin, La Légion d’honneur, Dalloz, Paris, 2016.

(4) Bruno Dumons et Gilles Pollet (sous la dir. de), La Fabrique de l’honneur. Les médailles et les décorations en France. XIXe-XXe siècles, Presses universitaires de Rennes, 2009.

(5) Stéphane Benveniste, Renaud Coulomb et Marc Sangnier, op. cit.